sábado, 11 de julio de 2015

YORGOS (GIÓRGOS) MARKÓPOULOS [16.528] Poeta de Grecia


        
YORGOS (GIÓRGOS) MARKÓPOULOS

(1951)
Poeta, ensayista y crítico griego. Desde 1965 vive en Atenas. Estudia Ciencias Económicas y Estadística. Desde 1968, que se inicia su carrera como poeta, ha publicado 15 poemarios. También escribe críticas literarias y otros textos que son publicados en revistas y periódicos. Poeta lírico, de los más destacados de la Generación del 70, con influencias de Livaditis Ha sido traducido a varias lenguas (inglés, francés, alemán, búlgaro, español, italiano, chino, holandés y rumano) e incorporado a antologías poéticas. Ha recibido tres galardones importantes: En 1996 el Premio Kavafis en la Ciudad de Alejandría, en 1999 el Premio Estatal de Poesía y en 2011 el Premio de la Fundación Kostas y Elenis Uranis por el Conjunto de su Obra.


Selección de Dimitris Angelís y Virginia López Recio                                                                           Prólogo y traducción de Virginia López Recio  
http://www.omni-bus.com/n50/sites.google.com/




MUJER AL BORDE DE ESA EDAD

Mujer al borde de esa edad desnuda en mi cama.
Sus mejillas pintadas
y su cuerpo marchito a su tiempo.

La acaricié como a la casa quemada
en la que el carpintero no sabía por dónde empezar.

Luego me senté despierto y la miraba.

Su cara, la mitad
tenía algo de cuantos la habitaron.

Mujer al borde de esa edad.

Muebles que llevaban desde su nacimiento
la soledad del técnico.





EN LA TAPIA DEL ASILO

Estábamos sentados un domingo en la luz deslumbrante de la tapia del asilo
Cuando, de repente, se levantó uno y dijo: «Cuéntanos algo de ella».

Y el otro empezó:

«Casa de campo su alma en invierno
donde veías cada mañana los naranjos en el patio
y decías alguien vendrá
algunos herederos cortarán estos árboles.

Abrí entonces y entré.
Encontré baterías de artillería abandonadas
en las montañas por otra ocupación,
cementerios en el ala de los necios
con pequeños cirios de Pascua
y pequeñas coronas de limoneros blancas y rosas.

Y pasaba el tiempo
y yo comulgaba siempre solo la profunda soledad de ella.
como las fieras el agua en su propia fuente
hasta que pasados los años me encontré en su boda.

Todos reían en aquella triste fiesta
Y aquel padre suyo se lavaba continuamente las manos
antes de entregar su voluntad sacrificada
en el gran tiempo implacable que somete los deseos.

Me quedé desde la esquina mirándola.

Estaba sacrificada, con el pecho desnudo
y su pelo suelto.
Bellísima dormida para su tumba, grité
en el otro mundo quiero ser río y que ella sea fuente
El oscuro Alfeo y la lejana Arezusa
para que se junten nuestras aguas en las profundidades del mar.

Detalles ya no retengo.

Solo en primavera
en mis iluminados descansos, vagamente la recuerdo».

Y se pusieron melancólicos todos y nadie habló.

El crepúsculo solo allí, donde luchaba el sol con la noche
alguien me gritó: «pasa por el horizonte esa de la que nos hablabas».

Me volví y miré a lo lejos.

En caravana pasaba la gente
ancianos y jóvenes del mundo pasado. Con abrigos. Desgarrados.
Con un cinturón roto. Igualados.

Y al final tú. Sola.
Con el bastón explorando el camino, como los ciegos.





HISTOIRE D'AMOUR

J'ai en moi la fureur du déluge, qui détruit tout.

Dinosaure ou lapin monstrueux
muet comme une bête préhistorique

j'ai fait halte dans ton cœur dans les décombres après l'orage et suis resté
à regarder.

(Septième symphonie)




À L'AFFÛT DANS MES YEUX

À l'affût dans mes yeux un enfant qui tient une rose
ou un gros loup, mal léché.

L'âme est une mer en plein désert.

Avec l'enfant. Avec le loup.

Les paroles, instinct, geste de survie
d'une biche apeurée.




PILLEUR DE TOMBEAUX

Dans les quartiers populaires
après-midi fripés des cafés.

Le concierge et ses vieilles chansons.

«C'est du passé» lui ai-je dit — lui, pas un mot.

«Ça me rend triste» ai-je repris — pas un mot.

Les morts parfois se trouvent parmi nous.
Ils jouent, ils sont contents.
Leur sensualité hystérique tient notre âme.

Le soir dans notre solitude ils nous rendent fous.

(Les brigands des Enfers)




DIMANCHE APRÈS-MIDI

Dimanche après-midi
les portes des immeubles me rappellent
d'anciens mausolées oubliés.
Et s'il se trouve à l'entrée un lierre
ou quelque plante grimpante alors
on s'y croirait.

Là s'endormirent nos amies, anonymes, inconnues.
Sans la force de choisir
l'ultime occasion offerte :
rester sentimentales.

Tu allumes la lumière. Tu éteins.

Je veux t'aimer avant tout.

Tu allumes la lumière. Tu éteins.

Dans un recoin une vieille bigote nourrit ses chats.

Tu joues sans te douter de rien.

Longs cheveux, longues jambes, nues.

Le vent fait voler ta jupe.




PUITS

Et ce soir-là, soudain, la cour de l'immeuble s'éclaira, lumières partout. Ils sortirent. Venue de leur chambre, une musique assourdissante. La grosse femme, en bas résille, dansait sur un air d'opéra trafiqué. Le petit homme, d'un seul geste, son mari, devint illusionniste, il tirait de son chapeau des oiseaux, des gants noirs... Le grand fils, de blanc vêtu, en combinaison moulante, faisait tourner un cerceau à sa taille, le petit tendait le drap, la toile de fond comme on dit et il jouait, jouait, riait, il riait à en éclater, si bien que l'illusionniste vint lui recoudre le ventre... — Les dames se mirent aux balcons. «Les gardiens..., les gardiens font une fête, dis-donc, une fête», s'écria l'une d'elles à voix basse, qu'on ne l'entende pas... «une fête...»

Maintenant, donc, il n'y a plus rien là-bas et les gardiens ont reboutonné leur veste, faisant ceux qui n'ont rien vu.

Seulement ce puits que je vois tous les soirs dans la cour, qui va le fermer, enfin, pour l'empêcher de bâiller?




TU ENTRES AU PIRÉE

Soir profond. Tu entres au Pirée
apportant caisses de poissons et farine.

Salut Pirée, toi et ta crasse, ton huile, tes wagons,
et les barbeaux durs comme l'acier dans tes beuglants.
Les lanternes pisseuses des bars
au plafond de ton ciel nous éclairent la nuit
des mollets de coq arpentent la rue boueuse,
des fesses d'hommes desséchées
comme le cul d'un chien mal nourri.

Hippies de Petràlona, bellâtres de Troùba.

Salut Pirée, toi et ta pauvreté,
tes putes, les entrepôts de raisin sec.
Dimitràkis, la furie dans la tête,
a jailli comme l'obus qui part tout seul.
Une courbe de fusée, il s'est éteint là-haut,
avant la chute.
Notre meilleur ami s'est pointé soudain
après dix ans... — «Salut, vous me remettez ?»
Et nous —»Mìtsos, comment va», mais lui
est reparti, dans le vent... et dans les rues criaient, s'injuriaient
brutes et voyous, trafiquants et camés.

Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.

Voilà tes filles tapineuses, décorées comme des orgues de barbarie,
prenant les passes comme on communie,
dans les bordels de Filolàou, qui puent la moisissure,
nues sur le dos, comme des cuvettes sèches
attendant l'eau de pluie dans le lit obscur,
les visiteurs toujours troubles, solitaires,
des hommes immenses comme les anciennes maisons,
des chagrins qui émergent à marée basse.

Voilà tes filous, Pirée,
qui refilent des montres à bas prix dans les rues
Les camés qui sans rémission descendent
les loukoums à la régalade
Voilà les chauffeurs, pas rasés, buvant leur salep
souillé de jurons, croix et saintes vierges
Les marins chômeurs dans les gargotes
Les travailleurs pakistanais
drapés dans leur solitude sur les bancs
voilà les mères de l'équipage du bateau naufragé
devant les bureaux de la compagnie, fermés.

Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.

L'ange est mort dans le drap
quand ses cheveux de soie ont marqué le monde
un peu au-delà du front
un peu au-dessus des lèvres, à la porte de l'hosto.

Laissez-moi donc le voir. Le Christ enfant.

Sa chemise pleine de sang, de poussière de ciment
et le patron dans le couloir, dénouant sa cravate.
Laissez-moi donc le voir.

Le Christ enfant.

Le Christ, ils l'ont bouffé, sans que jamais il sache
ce qu'il a donné dès sa jeunesse à notre monde.

Soir profond. Tu entres au Pirée
apportant caisses de poissons et farine.

Seul.

Et la ville qui te suit de loin, fidèle.

Comme la poésie, fidèle,
aux derniers instants de ta vie.

(Tristesse de la banlieue)





DIMANCHE DE MAI, APRÈS-MIDI

I

Sur sa terrasse un homme prenait le soleil.

Et bien sûr, allongé comme ça
il semblait mort depuis des milliers d'années.


II

Quel triste après-midi.

Et cet homme passe les années
avec son enfant qui jamais ne grandit.



L'ÉTRANGER

Car l'étranger dans la journée ne connaît pas la ville.

L'étranger la connaît le soir, quand elle dort.

Il repart au matin, l'air dur
de qui a cherché en vain.

Toi qui l'aimas un jour
quand tu le verras passer devant ta porte,
donne-lui un peu de l'ancienne tendresse.

Et pense après des années
que par ta vie un jour Ulysse est passé.



LES POÈMES, UNE RIVIÈRE, LE POÈTE

Les poèmes sont tellement difficiles, vous le savez.
Si on soulève les mots, ils sont si tristes!
Comme les doigts blessés dans une nuit d'angoisse.

Une rivière, c'est un étranger caché, vous le savez.
Le jour il va vers la mer.
Le soir il attend, sans bouger.
Comme le gibier quand passent les chasseurs.

Le poète, faux indifférent
cachant ses mains dans ses poches.



LA RENCONTRE

Un enfant au-dessus de chez nous
joue des sérénades funèbres
jusqu'à la nuit tombée, puis va dormir.

Je me dis parfois
croisant sa mère dans l'entrée
que je devrais m'arranger un peu, lui dire un mot,
comme «longue vie et santé, que Dieu le protège»,
et tout ça.
Elle me dira peut-être,
«venez un de ces soirs, pour passer le temps,
venez prendre le thé, venez donc...»

Seulement voilà, ma vieille, depuis des années
tu n'as même pas une robe correcte.

En plus tu boites un peu,
alors tu te vois traîner la patte, comme une après-midi tombant de sommeil,
chez les autres...



MON PÈRE VOULAIT CONSTRUIRE UNE MAISON

Mon père a usé sa vie à construire une maison.

Après-midi, jours fériés dans la petite cuisine
sans gâteaux, sans aller au café.

En mourant il laissait une allée envahie d'herbes
des murs sans charpentes, sans crépi, depuis des années...
La roue tourne, comme disent les gens,
il s'est passé des choses, mon frère et moi
on s'est perdus de vue, on a su que le père était mort...

Voilà pourquoi ce soir je te regarde au fond des yeux.

C'est pour connaître un peu l'humble chaleur
que lui n'a pas connue.



LA MÉMOIRE SE FAIT VIEILLE

J'ai soif comme un fleuve à sec.

Tes mains, pierres inamovibles,
ferment la source que j'approche.
Vent, je veux les ouvrir à coups de plaisanteries,
sournois, ou débordant comme le fleuve que j'étais.

Tu ris.

Tes rires : deux verres sur une plage vide se brisent.

À la fin tu te fâches.
Coup de fusil en pleins champs.
Fracas de ta voix qui tombe.

Si j'étais mort, tu ne m'aurais pas connu.

Si ce jour-là tu n'avais pas perdu tes allumettes
à la gare ou dans le train, là encore tu ne m'aurais pas connu.
Et si tu n'avais pas filé de chez nous ensuite,
pour toujours ce soir-là
enfilant ta robe en hâte sans rien dessous,
je ne serais pas maintenant ce vent qui par jalousie détruit.

Voilà comment sont les hommes.

L'un montagne, l'autre couteau.

Ici tout a une fin.

L'imprévu aussi doit se produire.

Entre l'ultime cigarette et la nuit
la mémoire se fait vieille
la voix de l'ami s'efface
et le malentendu prend fin.



CHERCHONS

Cherchons un peu d'amour, comme les pauvres
qui vont s'offrir des couvertures à la foire.

«La sérénité, ça ne s'achète pas, te disais-je,
et les gens sont dans une solitude pareille
à deux cargos noirs ancrés
l'après-midi dans un port de province».

C'est après que nous nous sommes aimés, comme les manchots des trains,
dans leur monde à part, incendiés par la foule maladroite.

Puis tu as disparu, comme ça se fait, en douce.

Un crépuscule visqueux traînait dans les rues.

On entendait un disque on ne savait d'où.
La voix tombait, montait, tombait, montait,
comme un homme ivre, pressé, titubant.
Le type de la rue d'en haut dont la femme,
disait-on, était morte, et la fille de la folle.

Des chansons fatiguées sont tombées, par terre sans doute, se brisant
comme du verre jeté par un voleur.

Comment puis-je faire encore un poème sur toi?
Il faut des mots oubliés
comme la robe que tu jetas
la dernière année du lycée, devenant femme.

Il faut des pierres primitives, sauvages. Et moi
je ne suis pas marin, pour chercher sur les côtes.

Et puis les pierres, je n'y connais rien.



MER EN HIVER

Mer en hiver délaissée des humains.

Asseyons-nous un peu, tranquillement.

Comme dans l'enfance à la fête de l'école.

Comme les invités dans la cour aux fiançailles
de Grand-mère, un dimanche de juin 1930.

Comme les deux étrangers à la gare de Corinthe
avant de s'aimer derrière des caisses de bière vides
et le phono abandonné, sans se rendre compte,
une demi-heure avant leurs trains, et disparaître à jamais.

Mer en hiver délaissée des humains.

Nous qui avons tant souhaité la sérénité
(dimanche matin, nescafés chauds de la onzième heure
chaleur d'un humble amour
après la nuit de bringue du samedi)

nous voilà sans lit traînant dans les avenues
les yeux rougis par l'insomnie.



LES CHAMBRES DE CÉLIBATAIRES

Quand tu loues des chambres au rez-de-chaussée de ta maison, c'est que tu dois être dresseur d'oiseaux ou du moins que tu as travaillé comme potier. Car d'habitude ces métiers-là cachent un mystère. Un mystère qui est moins dans le temps du séjour, que dans l'instant où ils rendent les clefs, s'en vont et toi tu descends, l'œil écarquillé, comme ça ! pour découvrir ce qui s'est passé en ton absence. En l'occurrence il faut avoir été démineur dans l'armée. Car ils laissent par terre des vieilles chemises à eux, un plastique de carte d'identité ou l'une de ces photos jaunies, prise à côté d'une statue, ou avec leurs parents jeunes devant un paquebot, ou l'une de ces lettres non remises, toutes leurs phrases pleines de mélancolie cachée. Tu les touches sans te douter de rien ou pris de la gourmandise du solitaire. La grenade explose, t'effleure, c'est la ruée des ambulances, klaxons, des anges en blouses blanches te chargent, l'air morose. Toi tu cries que ce n'est rien de ce qu'ils croient. Eux sont sourds. Des gens s'attroupent. L'ambulance t'emporte. Tu cries toujours. Eux restent sourds. L'incident est clos, les gens se dispersent et toi dans l'ambulance. Tu cries toujours. Comment veux-tu faire avec ces brutes. Ils courent affolés dans les couloirs, tu leur racontes ton histoire et eux te réclament ce fichu carnet portant l'histoire de l'amputation, ils courent, tu leur parles et ils sont sourds-muets.

Mais moi je louais des chambres. J'écrivais des poèmes, je ne dérangeais personne. Et là, qui m'a coupé le bras !




MARÌA

Avec Marìa on ne se voyait pas de la semaine. Mais le samedi soir nous allions dans ma chambre ou à l'hôtel. Là je donnais l'argent, prenais une chambre — avec salle de bains dans les derniers temps —, laissais la monnaie à la femme, «ça porte bonheur», disais-je, tandis que baissant la tête Marìa montait déjà les marches. Marìa aimait bien le 9, au premier, il y avait un tableau au-dessus du lit. Puis j'entrais moi aussi, nous fermions à clef, et je la regardais un long moment dans les yeux. Marìa se déshabillait en commençant par les chaussures, pieds nus comme les petits enfants qui disent bonne nuit avant d'aller dormir, puis elle ôtait le reste, sauf la culotte que j'ôtais toujours moi-même.

Puis Marìa ouvrait les yeux. J'avais mon visage au-dessus du sien, ayant compris qu'elle voulait voir un visage souriant à l'instant précis où elle ouvrait les yeux. Alors Marìa gardait le silence un peu comme les femmes ont coutume de faire en ces instants, elle pensait à des choses bizarres, du genre qu'est-ce qu'il attend de moi, cet étranger, est-ce que je l'aime, etc. etc., et moi je comprenais. Puis Marìa souriait, allumait une cigarette, posait la tête sur ma poitrine et fumait, racontant d'un ton qui se voulait plaisant des scènes de son enfance, sa jambe un jour attachée pour qu'elle se tienne tranquille, ou la resserre où on l'enferma pour l'empêcher de pleurer, de casser les assiettes, ou la période, importante, passée loin de son père. Moi j'enregistrais avec soin ce qui m'ouvrirait la porte de son psychisme, prenant l'air détaché, craignant que Marìa comprenne que j'étais un «voleur», prenne peur et se referme.

Nous restions des heures ainsi jusqu'au moment où elle regardait sa montre, se levait, se regardait dans le miroir, s'habillait lentement, indolemment, fredonnant un air incertain et ténu comme une route de province, et quand elle était prête, nous partions. Je sortais le premier sur le trottoir ; elle marquait une pause, puis me suivait. Dehors déjà la lumière était basse et les yeux de Marìa avaient pris un peu de crépuscule et de ce noir des myrtes, des lauriers devant l'église de mon village quand vient la nuit, et que j'ai découvert ensuite. Il m'arrivait, la regardant, de faire le joli cœur en eux — je veux dire dans ses yeux. Une foule de choses y étaient imprimées, des fleurs, des herbes, et deux lions de pierre vus au passage dans une maison abandonnée, à l'entrée, tout enfant, un jour que nous allions à l'hôpital voir l'oncle Alèxandros. Puis je marquais le pas discrètement, pour l'admirer tant que je l'avais près de moi, de profil, corps superbe, tête altière, abondante chevelure dont j'ai encore de tels souvenirs en moi qu'ils me tourmentent. Puis nous avancions, débouchions sur la grande place en terre battue.

Et Marìa qui ne pensait qu'à partir.

(Les artificiers)




FEMME AU TOURNANT DE LA VIE

Femme au tournant de la vie nue dans mes draps.
Ses joues fardées
son corps flétri le temps venu.

Je l'ai prise dans mes bras comme la maison brûlée
que le charpentier ne sait par quel bout prendre.

Après, ne dormant pas, je l'ai contemplée.

Sa moitié de visage conservait un peu
de tous ceux qui l'avaient habitée.

Femme au tournant de la vie.

Meubles traînant depuis leur naissance
la vie déserte de l'artisan.




DANS LA COUR DE L'ASILE

Nous étions assis un dimanche au soleil dans la cour de l'asile quand soudain l'un de nous se levant a dit : «parle-nous d'elle».

Et l'autre a commencé :

«Son âme était une maison de campagne l'hiver
où l'on voyait le matin les oranges dans la cour
et on se disait quelqu'un vient sûrement
des héritiers viennent couper ces arbres.

Alors j'ai ouvert et suis entré.

J'ai découvert des batteries dans la montagne
abandonnées par une autre Occupation,
des cimetières dans l'aile des nourrissons
avec cierges de Pâques
et petites couronnes de citronnier blanches et roses.

Et le temps passait, communiant toujours seul
dans la solitude immense de cette femme
comme les bêtes fauves avec l'eau de leur source
jusqu'au jour, après des années, où je me suis trouvé à son mariage.

Tout le monde riait lors de la triste fête
Et son père qui se lavait tout le temps les mains
avant de livrer la volonté de sa fille, détruite
au temps, tout-puissant maître des désirs.

Depuis mon coin je l'ai observée.

Elle était morte, égorgée, seins nus
cheveux défaits.
J'ai crié, Belle au tombeau dormant,
je veux dans l'autre monde être un fleuve, et elle source
L'obscur Alphée, la lointaine Aréthuse
que se mêlent nos eaux quelque part au fond des mers.

Les détails m'échappent.

Au printemps seulement
dans mes instants lucides j'ai quelques vagues souvenirs.»

Pris de mélancolie, nul ne parlait.

Au crépuscule seulement quand le soleil luttait avec la nuit
l'un d'eux m'a lancé : «Celle dont tu nous parlais passe à l'horizon».

J'ai regardé au loin.

Des gens passaient en caravane
des vieux, des jeunes d'un monde révolu ; en manteau. Déchirés.
Une ceinture à la taille, coupée. Devenus pareils.

Et enfin toi. Seule.
De ton bâton cherchant la route, comme les aveugles.




ODE AU JOUEUR DE L'A.E.K. ET DE L'ÉQUIPE NATIONALE CHRÌSTOS ARDÌZOGLOU

Considérant que le temps passe vite
— ce qui me paraît dur et injuste —
et que naguère 'Aris Diktèos le poète
en artisan désintéressé entretint
la mince immortalité
du joueur de football autrefois illustre
Ilìas Yfandis, de l'Olympiakos du Pirée
exaltant sa beauté sa prestance
heureux dans sa célébration que ce soit Le Pirée
qui ait placé tant de ses espoirs
en de tels gars
je chanterai moi aussi muni d'une humble plume
l'original et pourtant noble caractère
du joueur de l'A.E.K. et de l'équipe nationale Chrìstos Ardìzoglou.

Je le chanterai, car cet enfant
des quartiers pauvres de Perissos,
Rizoùpolis et Safràmpolis,
fut le seul parmi tant d'autres
qui malgré l'arrogance de sa jeunesse observa
en secret une minute de silence
pour tous les vétérans qui ratèrent le but décisif,
et non — faisant fi de la mort elle-même —
pour tous les joueurs, selon la coutume,
qui sont désormais sous la terre.

Je le chanterai.

Car ce garçon amené, je l'ai dit
par les vents les plus favorables,
fut le seul qui toujours en d'harmonieux mouvements
savait prendre d'assaut le camp d'en face
et surtout en terrain adverse
faisant retentir dans le monde entier
le nom de notre petit pays
offrant, je dis bien offrant par son acte
une nuit de Noël illuminée
aux sans abri de la place Omònia
bien qu'il ait dû le payer assez cher
enfermé seul chez lui bête effrayée
qui voyait en son corps un cap — un cap désert.

Oh, je ne peux me figurer la vieillesse
aux jambes de pur-sang du joueur Chrìstos Ardìzoglou.

Je ne peux me figurer l'heure
où raccrochant ses crampons il quittera les stades
pour une carrière d'entrepreneur, ou de gendarme
et sera muté du côté d'Atalàntis
Atalàntis en pleine cambrousse
où son enfant ignorant les stades, les «sans foyer», les pistaches,
étoiles aux paniers des petits vendeurs au cinéma
écrira dans ses rédactions
«Mon père naquit à Athènes.
Il s'est installé ici du fait de son travail
et j'y suis né».

Honneur et gloire au joueur Chrìstos Ardìzoglou
qui soulèvera une fois de plus — la dernière —


comme les fous dans les processions le cercueil
notre solitude écrasante, et s'en ira.

(Histoire de l'étranger et de l'affligée)




MA TERRIBLE PATRIE

Temps pourri dans ma terrible patrie
juillet, vent du sud sans pitié !

Nous ramenions dans le wagon
notre mère défunte.
Couloir bondé, la soute à bagages pleine
de malles et d'ustensiles ;
et là-haut sur le tas, son cercueil,
comme quand jadis, aux enfants de la famille, dans une boîte
on envoyait des poupées.

Le cimetière tranquille quand nous arrivâmes
dans ma terrible patrie,
tous nos compatriotes, l'air gai, souriants
sur les photos accrochées aux croix,
assis entre terrasses neuves et hortensias
tandis que dans la cour soufflait un soleil de mort
et des fourmis traînaient un bout de serpent
le traînaient vers leur trou.

Vivaldi jadis amenait des petites filles au salon
(nous nous sommes souvenus tous ensemble),
en crinoline elles dansaient dans les marguerites,
champs de délices d'enfance,
nuages, Breughel, arcadies par milliers, animaux,
dont une paisible vache
passant toute seule dans le crépuscule
son pis telle une lampe

de cent bougies, et des poules, des mares,
des planches à laver, des grosses paysannes, tout cela.

«Celle qui est descendue à la rivière
en tunique blanche pour son baptême
a les pieds nus son cou est fait pour qu'on l'égorge
(chantaient les enfants aux mandolines).
les garçons courent sans savoir
pour attraper dans l'eau la croix
aux reflets d'or, poisson dans son creux,
je suis venu te prendre, dit l'inconnu à la fille,
mais mes yeux sont bleus comme le ciel,
et comme lui ne voient pas,
les voix des laudes brillent à midi,
et le traître a l'œil inquiet,
mangeant ses lentilles froides à l'auberge de la sainte ;
dehors les tilleuls l'accompagnent,
et les saules tremblent comme son corps.»

Rigide patrie, sicilienne!

Buissons de mûres poussiéreuses,
joncs qui vous tirent le pantalon!

Trafics, mensonges, et voilà Pancho
dans le film au ciné en plein air,
qui descend le soir pour, dit-il, «buter» Nòtos
traînant avec lui des voyous
de ceux que les putes ont pour petits frères,
pour qui le pistolet est un jouet,
qui terrorisent à mort jusqu'à leur père,
amochent leur maman pour la frime,
font courir le petit voisin comme un coq,
et leur haleine empeste l'alcool,
ils passent par les plaines d'août, leurs chaumes qu'on brûle,
par de paisibles petits cimetières.

Une voix cette nuit criait dans mon sommeil :
«viens voir les lieux, disait la voix, où tu courais enfant»,
«je ne peux les voir, ces lieux, répondais-je,
mon cœur est en cendres»,
«viens voir tes premières années,
les sources fraîches, viens!» reprenait la voix ;

Je cherchais un pays où le boulanger fait le pain
comme autrefois quand le four sentait la nuit,
où le linge est lavé au jardin
avec tous les défauts que la main laisse,
où le travailleur du fer
fond le métal selon les antiques méthodes
— je voulais un briquet bricolé en souvenir,
il a fouillé son couffin, m'a dit, «prends,
ça vient peut-être de ton oncle
il travaillait là, il est mort, tu ne l'as pas connu»,
il l'a complété, allumé,
son visage dans les étincelles tremblait, lumineux
comme autrefois en octobre,
à la rentrée des classes de nos douze ans.

Ô patrie, trouble éternel de la première amante.

Ô vie coupée en plein milieu,
et ô jeunesse, enfin, blessée depuis lors,
telle une petite fille dans sa belle robe,
sur le fil d'un rail de la ligne
abandonnée des trains, sur le fil.



ALCESTE

Alceste fatalité profondément cachée Alceste mon destin
quand un matin soudain je crus
ne plus pouvoir supporter le bonheur
voici ton visage dans mes mains
la barque par toi trouvée dans le petit port
dix jours sans son pêcheur
et voici ton corps carrière fermée
où j'attendais dans un coin l'explosion
tout seul, Alceste, j'ai crié.

Au fond de moi tu viens, tu te glisses,
et mes paroles comme des cailles
effrayées s'envolent des décombres.

Tu prends mes mains
et elles t'attendent, comme la nourrice les deux petits enfants
qu'elle emmène en promenade après la fièvre, elles t'attendent.

Au fond de moi tu viens, tu te glisses,
ou dans le rêve où je t'ai perdue naguère et soudain
d'une troupe ambulante mon sommeil devenait la scène
où le vent renversait le décor
ne laissant que la lampe tempête, la cruche d'eau
et la main suspendue, tenant les fils,
qui agitait les marionnettes, Alceste, les agitait.

Mon cerveau est une mer étale,
qu'agite le doute sur ton amour, Alceste,
une main hors de l'eau
dernier signal de qui se noie,
mon âme est une clairière à l'heure de la foudre
pour t'observer d'un œil qui s'ennuie
ou t'éclairer par une fissure de ciel,
Alceste, pour t'éclairer.

Alceste, chambre d'échos du temps intact
cris étouffés petits oiseaux qui volent bas dans le plaisir
main qui me touchant fit sur mon épaule
dans le creux du marbre un néflier fou fleurir.

D'une statue de femme archaïque tu es la tête,
trouvée dans le champ d'un paysan pauvre
et il la cache,
pour être seul, le soir, à la voir.

Tu es le bateau qui lève l'ancre
après avoir semé le malheur,
la mine qu'un malchanceux prend pour un réveil
et elle lui fait sauter trois doigts
pour que tu restes à t'occuper des autres
tels deux petits orphelins quand baptisant le premier
on apporte aussi un cadeau à l'autre,
le bijou que le voleur ne peut vendre
car au marché tout le monde sait qu'il est à moi,
l'illumination — la nuit — de la ville, cette extase d'or
que du haut des montagnes cherchant à comprendre
la bête isolée observe et s'étonne,
la brise qui troublait mon corps — sa blessure
le jardin clos
et la salive chemin du serpent
sur tes mamelons le soupçon de l'autre homme
lorsqu'en secret, Alceste, ma langue les interrogeait
les interrogeait en secret.

Alceste!

Maison dont on changea un jour la serrure en mon absence,
colline du quartier-général
où je monte voir le soir les territoires occupés où je monte
et parapluie, enfin, dont je suis privé
quand je traverse seul,
quand je traverse les montagnes de l'âme.



CE VIEUX-LÀ

Autour de lui les médecins, mais tout est trouble aux paysages du nord de la mémoire. Ses bras sont des vagues du bois, et ses yeux, quand le désespoir les relève, deux ronds de mappemonde en désordre, tournés vers l'au-delà. On lui fait une radio du dos et aussitôt les tumeurs en lui brillent, photo de Rome vue d'avion la nuit ou brumeux plateaux (le projecteur s'éteignant) cachés en mer autour des terres, auxquels de nuit s'affronte le pétrolier obscur — son cœur. On le tourne côté poumon et soudain il fait une dernière, comme quand après quelque temps on déplace, contraction, l'accordéon des fêtes des années 50 qu'a laissé en lui sa compagne en mourant, tandis que la veine derrière en bas tout près de la cheville, comme un serpent caché qui boit du lait, pris d'une boulimie cadencée, pompe le temps qui lui reste. Puis il retombe en léthargie. On lui dit d'ouvrir la bouche et la dragée alors oubliée telle une demi-lune frétille dans la panique souterraine de la langue, dans le lever flambant rouge du larynx. Puis on le laisse ils s'en vont tous. Alors il entend — il voit — près de lui des chariots blancs des poussettes et croit qu'on distribue des sucreries, il entend qu'on crie des noms de sérum et croit que ce sont des villes.


Alors il éteint la lumière tout seul et aussitôt se retourne pour dormir dans la musique d'un autre vallon — lui, mon père.

(Ne recouvre pas la rivière)





*

«Toute femme, le lendemain des noces, se réveille veuve de l'homme dont elle rêvait.»

Tout Markòpoulos est là, dans un sens. Vies rêvées, amours douloureuses, illusions perdues, nostalgie. Ses poèmes vont et viennent entre les époques et les lieux, disant la tristesse du présent et celle du passé, que parfois on regrette malgré tout ; les amours fugaces, leurs blessures éternelles ; la province autrefois, la grande ville où l'on s'est exilé, ses quartiers populaires, ses banlieues, sa solitude collective. Partout, toujours, une impression d'impasse, l'asphyxie, l'amertume. Ces vies gâchées, est-ce la faute à la société, ou à l'homme lui-même? On ne sait. Si Markòpoulos ressent de la colère, il ne la laisse pas éclater. Les humbles, les paumés, les écorchés, il les raconte à mi-voix, avec une extrême tendresse — j'allais dire, mais je crains que nous passions pour ringards, lui et moi : avec une inlassable bonté. Il peint l'âme populaire comme personne, simplement, dignement, dans une langue à la fois familière et noble, où les plus pauvres mots retrouvent éclat et fraîcheur. Malgré l'émotion, l'humour pointe ici ou là un nez timide ; l'émerveillement se mêle au chagrin par la grâce de soudaines métaphores, à la fois étonnantes et simples. On a fort bien dit des poèmes de Markòpoulos qu'ils étaient «simples et brumeux comme des récits de rêve». Ils avancent en effet d'un pas tranquille, un peu somnambulique, à la fois nets et flous. On y retrouve la magie de certaines séquences de Fellini (première manière), et celle des anciens contes et des chants populaires grecs, ce trésor à jamais vivant.

On ne juge évidemment pas une poésie sur ce qu'elle exprime du pays qui l'a vue naître ; mais comment ne pas le dire : la Grèce de Markòpoulos est l'une des plus secrètes, les plus profondes, les plus vraies qui soient.

Né à Messìni (Péloponnèse) en 1951, il a fait des études d'ingénieur à Athènes, où il vit aujourd'hui. Il a publié sept recueils de poèmes : Septième symphonie (1968), Huit plus un morceaux faciles et les brigands des enfers (1973), Tristesse de la banlieue (1976), Les artificiers (1979), Histoire de l'étranger et de l'affligée (1987), Ne recouvre pas la rivière (1998, Prix national de poésie) et Chasseur caché (2010).

Ces poèmes et quelques autres sont disponibles en édition bilingue dans la collection Desmos / Cahiers grecs. D'autres seront prochainement traduits sur volkovitch.com.

http://www.volkovitch.com/F02_58.htm


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